Vrăjitoarea cu Secera de Aur
La sorcière à la serpe d’or
L’antique sorcière hantait ces bois il y avait bien des lustres, mais depuis l’arrivée de l’électricité, de la voiture et d’internet, tous les habitants du petit village de Pădureafermecată avaient oublié pourquoi ils redoutaient la partie de la forêt au nord. Autrefois, ils racontaient des histoires de fantômes et de malédictions, mais avec le temps, ces récits s’étaient éteints, remplacés par le bourdonnement des appareils modernes.
À l’ouest, la vieille route avait fendu l’épaisse forêt de pins, brisant le silence ancien. Au sud, les habitants cherchaient des champignons dans les sous-bois, et à l’est, on chassait le gibier lors de la saison. Mais le nord restait vierge de toute présence humaine : ni pas, ni voix, ni aboiement n’osaient franchir cette frontière invisible. De génération en génération, une habitude s’était imposée sans qu’on en comprenne plus vraiment la raison. Au village, les chiens reculaient lorsqu’on s’approchait de ce chemin en direction du nord, comme s’ils savaient, eux, ce que les hommes avaient oublié.
La forêt respirait différemment ce soir-là. Un murmure, léger mais insistant, émergeait du cœur même des arbres, un murmure qui n’était ni vent ni bête. Les racines semblaient se tendre, la terre vibrait sous les pieds des arbres millénaires.
Dans le creux le plus obscur de la forêt, là où l’ombre du jour ne pénètre jamais, un tas de feuilles, humble et oublié, frémissait.
Les engoulevents murmurèrent en premier, leurs chants rauques s’élevant comme une prière nocturne. Puis vinrent les hiboux, soufflant dans l’air une litanie d’anciennes prophéties, et enfin les corneilles, noires messagères, déchirèrent le silence d’un cri strident. Leur concert résonnait, une symphonie sauvage que nulle oreille humaine ne viendrait troubler. Cependant, là où ils donnaient cette chanson, les feuilles mortes commençaient à trembler. L’humidité et la brume, au cœur de la nuit, commençaient à perler et s’écoulaient de feuille en feuille jusqu’à rejoindre une gorge sèche qui n’avait pas reçu d’une goutte d’eau aussi pure depuis des lustres.
Et une fois qu’il y eut assez d’eau, le gosier déglutit et le silence se fit, car comme elle buvait, c’était qu’elle était en vie et qu’elle reviendrait.
Le vent, léger au début, se leva progressivement, soulevant les feuilles mortes du sol, dans une danse frénétique. Il soufflait en vagues, comme une brise glacée, mais personne ne pouvait le sentir. La forêt, déjà si ancienne, semblait frémir dans son essence même, comme une vielle femme qui se réveille d’un long sommeil. Les créatures nocturnes, dont les chants s’étaient fait plus chaotiques de minutes en minutes, se turent brusquement, comme si elles aussi, en une même conscience, ressentaient l’ampleur de ce qui se passait.
Quelques temps plus tard, après une bonne partie de chasse au cerf dans les bois de l’Est, certains hommes du village se rassemblèrent chez Valentin. Son appartement, situé en rez-de-chaussée, possédait un grand salon avec de nombreuses ouvertures. Depuis cinq ou six générations, cette maison servait d’auberge au village. C’était l’endroit où tout le monde se rassemblait, surtout pour boire, et parfois pour manger.
Le feu dans l’âtre chauffait la pièce, car c’était l’un de ces endroits sur Terre où il y a toujours un feu dans l’âtre. Dehors, il y avait toujours un peu de brume, un petit air frais, et ce, toute l’année. Mais les cœurs des gens qui vivent dans ces endroits abritent toute la chaleur qui manquait à leurs jours.
Cristian, Valentin, Nicholas, Elisabeta, la seule femme présente ce jour-là, et Matyas parlaient et riaient fort après leur partie de chasse, ce qui expliquait qu’ils n’entendirent pas la porte s’ouvrir.
La pluie s’était mise à tomber depuis que l’équipe était rentrée de la chasse et avait pris refuge chez Valentin. C’était une femme qui franchissait la porte de l’établissement, trempée ; ses vêtements, amples et usés, lui collaient à la peau, et ses longs cheveux blancs, malgré l’absence complète de rides sur son visage et sa peau parfaite, étaient en désordre.
C’était Elisabeta, la seule qui n’était pas dos à la porte, qui l’aperçut en premier.
Elle n’était pas grande, mais sa présence semblait occuper tout l’espace. Les gouttes d’eau glissaient le long de ses bras, et sa peau pâle reflétait les lueurs d’une étrange façons, comme si l’obscurité de la pluie l’avait revêtue d’un manteau de mystère.
Elisabeta se leva d’un bond, son visage soudainement plus grave, comme si une intuition profonde venait de l’alerter. Elle s’approcha de la femme trempée, ses yeux scrutant ses traits. La silhouette inconnue ne sembla pas s’en apercevoir, continuant d’avancer dans la pièce, ses pas lourds malgré l’élégance apparente de ses mouvements. Il y avait quelque chose dans ses yeux, un éclat singulier, comme un feu froid qui brûlait sous la surface de son regard.
« Allons, ma petite, installe-toi près du feu, tu vas attraper la mort si tu ne te réchauffes pas, » lui dit Elisabeta d’une voix douce, mais ferme, tandis qu’elle guidait l’étrangère vers le foyer.
En entendant ses paroles, l’étrangère sourit doucement.
Florian s’était déjà mis à préparer une boisson chaude et forte. Dans une timbale en fer, il glissait un mélange de clous de girofle et de grains de poivre qu’il avait ramassé plus tôt dans la matinée, durant la chasse. Il remplissait la timbale d’une forte eau-de-vie qu’il plaçait ensuite sur le feu. Les vapeurs d’alcool de ce remède vieux comme leur pays prenaient feu par intermittence, mais il le savait bien, cela faisait partie de la préparation.
La pièce s’était peu à peu remplie d’une chaleur réconfortante, en grande partie grâce à la lueur vacillante du feu qui dansait dans l’âtre. La pluie battait toujours à l’extérieur, mais elle semblait désormais lointaine, comme une menace contenue. Les éclats des flammes se reflétaient sur les visages des hommes qui, plus tôt, s’étaient installé autour de la table, se contentaient de parler à voix basse, certains lançant des regards furtifs à l’étrangère. Mais personne ne disait rien, personne ne semblait oser rompre ce silence étrange qui s’était installé.
La jeune femme, toujours silencieuse, s’était laissée faire lorsque Valentin lui avait tendu un fauteuil près du feu. Ses vêtements trempés laissaient une légère trace d’humidité sur le sol, mais aucun d’eux ne s’en souciait. Ils n’étaient pas habitués à ces imprévus, aux visiteurs inattendus. Le manteau d’Elisabeta, jeté sur ses épaules, la couvrait à peine, mais un frisson de chaleur s’y mêlait à l’instant même où elle s’installa.
Florian, après quelques instants, revint vers elle. La timbale en fer étincelait légèrement sous la lumière vacillante du feu, et l’odeur des épices se mêlait à celle de l’alcool, enivrante. Les vapeurs de la boisson, brisées par les petites flammes qui dansaient en surface, se mirent à s’élever doucement. Il s’agissait d’un remède que tous ici connaissaient, un breuvage fait pour redonner force et chaleur aux corps épuisés, mais aussi un remède pour ceux qui, comme la jeune femme, portaient sur eux le poids de quelque chose que les autres n’osaient nommer.
Florian s’agenouilla devant elle, la timbale tendue dans ses mains calleuses, son regard bienveillant mais scrutateur.
« Prends cela, ma fille. Ça t’aidera à te réchauffer, et à te remettre de la nuit que tu as dû traverser. »
L’étrangère leva doucement ses yeux vers lui, et dans son regard, une étincelle de malice passait furtivement. Elle semblait là, mais en même temps, elle n’était pas vraiment présente, comme si elle était ailleurs, dans un autre temps, un autre monde. Elle saisit la timbale avec une grâce inattendue, un mouvement fluide et assuré. Ses mains frêles, mais délicates, effleurèrent les bords métalliques de la tasse, avant qu’elle ne porte lentement la boisson à ses lèvres.
D’un seul coup, les vapeurs du breuvage s’échappèrent de ses lèvres et la flamme, comme consciente de cette magie subtile, s’éteignit un instant. Un silence étrange tomba sur la pièce.
Le village de Pădureafermecată était le dernier de cette longue et sinistre route qui serpentait à travers les montagnes noires. Un endroit oublié du reste du monde, où le temps semblait se mouvoir lentement, comme l’eau quasi stagnante d’un vieux marais. Les bâtiments, en bois grisonnant et recouverts de mousse, avaient des airs de fantômes eux-mêmes, comme s’ils n’avaient jamais été complètement vivants. Les habitants, eux, portaient l’ombre de ces forêts éternelles, de cette terre où la magie, même éteinte, continuait de rôder.
« Buvez doucement, » chuchota Florian d’une voix douce et chaleureuse.
« Il faut dire que ce n’est pas un temps à mettre un chien dehors… Qu’est-ce qui vous amène ici, ma p’tite dame ? » demanda Cristian, d’un ton plus ferme.
« C’est vrai, cette route ne mène nulle part. Nous sommes la fin, comme le dernier brin de civilisation avant le bout du monde. Quand un étranger arrive par ici — et autant vous dire que ça n’arrive pas tous les jours — c’est qu’il est de la famille de quelqu’un… » ajouta le doyen de l’assemblée, le vieux Nicholas.
« Oui, c’est ça, » interrompit doucement la jeune femme.
« Je viens chercher quelqu’un. Mais je suis heureuse de voir qu’il y a, dans vos cœurs, la chaleur qui manque à ce pays. Vous m’aiderez sans doute, » ajouta-t-elle en laissant ses yeux s’attarder sur chacun d’eux.
« Je ne sais pas, mais la personne que je cherche est l’enfant de l’un de vous, une fille, » reprit l’étrangère.
À chacun de ses mots, l’atmosphère chaleureuse d’entraide se refroidit malgré la bûche que Florian venait d’ajouter au feu, et les visages se fermèrent.
« Je ne comprends pas bien, ma p’tite dame, » intervint Nicholas. « Vous cherchez quelqu’un, vous ne savez pas qui, mais vous dites que c’est un de nos gosses… et nous, on ne vous a jamais vue. Qu’est-ce que vous lui voulez, à ce gosse ? »
« Elle est de ma descendance. Je saurai qui est de ma lignée dans cette pièce. Laissez-moi vous faire une toute petite entaille au bout du doigt. J’ai ici une serpe, et avec cette simple entaille, je saurai qui est de ma lignée et lequel d’entre vous a une fille. Ensuite, vous me donnerez cette fille. »
Au fur et à mesure que l’étrangère parlait, une chaise, puis une autre furent repoussées sans ménagement sur le sol. Nicholas, qui avait une fille, et Valentin s’étaient tous deux levés. Florian, qui avait aussi une fille parmi ses trois enfants, prit ses distances avec la femme.
Personne n’aurait su dire d’où la femme, fragile, faible et grelottante, apparue à la porte quelques instants plus tôt, presque nue, sortait cet instrument. Mais elle tenait maintenant dans sa main droite une longue serpe tranchante, vieille, dont l’éclat doré semblait surnaturel.
Le bruit d’une goutte tombant sur le plancher séculaire de la pièce fut la seule chose qui brisait cet instant de silence. Florian avait le bout du doigt ouvert.
Avec une célérité surnaturelle, la sorcière se retrouva derrière Elisabeta et, d’un geste fluide, gracieux et rapide, lui trancha la gorge.
« Voilà ce qu’il arrive lorsqu’on ne paye pas sa dette », dit-elle en léchant à nouveau le sang sur la serpette.
Deux coups de feu résonnèrent alors, plus forts que le tonnerre dans la pièce. Les canons du fusil de Florian fumaient, et bien qu’il n’ait pas manqué un gibier depuis des années, cette fois-ci, il semblait ne pas avoir fait mouche à quelques mètres seulement.
Les yeux de la sorcière s’écarquillèrent, teintés d’une rage bouillonnante.
Alarmés par les détonations qui avaient suivi la première salve tirée par Florian, quelques habitants sortirent de leurs maisons, légèrement paniqués. Le village le plus calme et tranquille du pays semblait secoué en cette nuit d’orage.
De l’extérieur, l’éclat des coups de feu, rapides comme des éclairs, se percevait à travers les vitres jusque dans la ruelle.
« Je vous maudis ! » hurlait la sorcière, si fort que tous les habitants l’entendaient. « Vous êtes tous maudits de ne pas avoir remboursé la dette simplement. Je vous condamne à la faim, je vous condamne à l’oubli, je prends avec moi ma descendance et vous tous serez à jamais condamnés à errer ici, sans issue, sans revoir la douce chaleur du soleil. Vos eaux seront froides, vos chasses vaines, vos fruits pourris ! »
Tous entendaient la malédiction, hormis une petite fille, la seule dans le village à dormir d’un sommeil paisible. Elle faisait de beaux rêves, ses cheveux rouges comme les coquelicots du printemps en bataille sur son oreiller.
La malédiction de la sorcière avait fait son œuvre, et une route quittant un village plus bas dans la vallée, sans panneau, s’arrêtait à l’orée de l’immense forêt séculaire qui bordait ce dernier village. Il n’y avait jamais eu, selon les habitants, d’autre village plus loin, et personne ne s’expliquait ce petit morceau de route semblant mener nulle part.
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